L’abus du « Home Office » est dangereux pour la santé
Le Home office est tendance depuis les mesures prises par le Conseil fédéral pour endiguer la pandémie de Coronavirus. Les restrictions imposées au monde du travail ont agi comme de puissants accélérateurs de la numérisation pour des pans entiers de l’économie et du travail. Souvent présenté comme la solution miracle capable de résoudre les problèmes de conciliation entre vie privée et vie professionnelle, le télétravail doit être encadré car il présente de sérieux risques pour la santé.
Le semi-confinement, puis l’interdiction de se rendre au travail au printemps de cette année ont agi comme de puissants accélérateurs de la numérisation de pans entiers de l’économie et du travail. Ce qui était jugé impossible avant la pandémie est devenu possible du jour au lendemain. La numérisation des achats, des paiements, l’examen de dossiers de patients ou de clients, gérer toutes sortes de processus à distance sont devenus réalité. De nombreux métiers, même dans le domaine social, ont pu être exercés depuis le domicile, moyennant un ordinateur et une bonne connexion internet.
Un récent article de membres du comité de la Commission tripartie romande (1) pointe les problèmes et les chances du travail social réalisé à distance.
- Le télétravail social permet une plus grande fluidité dans la gestion du temps, mais la séparation entre vie professionnelle et vie privée s’amenuise. On doit souvent donner son numéro de téléphone personnel ou son e-mail privé pour accéder à certains outils ;
- Le télétravail social permet des économies en déplacement et des gains de temps, mais la mise en œuvre des outils de communication numériques nécessite des déploiements de ressources spécifiques coûteuses (apprentissage, licences) et font dépendre de tiers (fournisseurs de logiciels, d’accès à internet) ;
- Le télétravail social suppose l’usage de médias conçus pour un usage de masse, qui oblige les usagers à s’adapter à leur utilisation et non le contraire. Les messages non verbaux et les ressentis ne sont pas perçus aussi bien qu’en présentiel, d’où des risques de mauvaise interprétation et de mauvaise compréhension des situations ;
- Le numérique facilite la vie de certains (personnes en situation de handicap qui s’expriment plus facilement à distance, personnes à mobilité réduite qui peuvent être contactées plus fréquemment, etc.) mais il impose des contraintes en matériel, compétences et normes d’usage. Le risque de fracture numérique n’est pas anodin, ni celui du risque d’invisibiliser de nouvelles formes de marginalité. Les professionnel.le.s et les usagers ne sont plus « invités » à interagir en ligne, ils sont « sommés » d’utiliser des technologies numériques en mutation perpétuelle, ce qui suppose une grande facilité d’adaptation.
Dans d’autres branches économiques du secteur des services, le télétravail est présenté comme la panacée, et même demandé par les travailleurs et les travailleuses dont l’activité professionnelle le permet. Mais l’est-il vraiment ? La réponse doit être nuancée. D’abord, seul un tiers de la population active a pu travailler à domicile en 2020 (2). Tous les métiers nécessitant étroite coopération, qualité des relations interpersonnelles ou empathie ne peuvent être réalisés à distance de manière optimale.
Télétravailler, c’est travailler, ce n’est pas s’occuper des enfants
Le télétravail est souvent brandi comme la solution aux difficultés de conciliation entre vie privée et familiale et vie professionnelle, tant par les travailleuses.eurs que par leurs employeurs. Certes, ne plus avoir à se déplacer pour travailler est très séduisant pour les premiers.ères : le temps de transport gagné chaque jour télétravaillé est alors investi dans le travail familial et domestique, ce qui donne l’impression de mieux pouvoir concilier travail salarié et vie privée.
Ce n’est souvent qu’une illusion. La raison est simple : quand le temps de travail n’est pas enregistré, la durée du travail est plus longue que ce qui a été convenu : en moyenne 3,9 heures en plus par semaine (3). Enregistrer son temps de travail permet non seulement de limiter ces heures en plus, mais cela conduit à une meilleure qualité de conciliation entre travail et famille et à moins de stress.
La Suisse est, avec l’Islande, un des pays européens où la durée hebdomadaire effective de travail est la plus élevée, avec 42,5 heures par semaine à temps plein (4). La pratique du télétravail risque d’empirer les choses. Certaines personnes déclarent travailler plus de 55 heures par semaine, et parmi elles, la proportion de celles de ceux et celles qui n’enregistrent pas leur temps de travail est importante. Cela représente un grave danger pour la santé, comme l’ont démontré l’OMS et l’OIT dans une étude parue ce printemps (5). Travailler 55 heures ou plus par semaine est associé à une hausse de 35% du risque d’accident vasculaire cérébral (AVC) et de 17% du risque de mourir d’une cardiopathie ischémique par rapport à des horaires de 35 à 40 heures de travail par semaine.
Une aubaine pour les employeurs
Le télétravail est une véritable aubaine pour les employeurs. Une étude réalisée auprès d’une agence de voyage chinoise de près de 1000 employés (6) a mesuré que la productivité et la performance augmentaient de manière significative, de même que la satisfaction personnelle des travailleurs et des travailleuses. Ainsi, le taux de fluctuation du personnel diminue, de même que les coûts en locaux et en matériel quand le télétravail se pérennise. Tout ceci est vrai pour autant que le télétravail ne représente pas plus de la moitié des jours de travail usuels. Au-delà, les effets positifs diminuent.
La science du travail nous a appris que plus il y a d’employés en télétravail, plus la performance des équipes se détériore, que les équipes qui ont du succès parlent plus souvent de choses non liées à leur travail (effet « machine à café ») et que l’isolement social et professionnel conduit à une baisse des performances. Voilà de quoi tempérer les ardeurs des employeurs à promouvoir le télétravail tous azimuts !
De gros risques pour la santé des employé.e.s
En supprimant la distance physique et psychique avec les tâches professionnelles, le risque est que ces dernières débordent sur la vie privée. Quand on travaille depuis chez soi, on est amené à travailler plus, ce qui est source de surmenage. Une étude allemande montre que les télétravailleuses.eurs sont plus nombreux à trouver difficile de se détendre après le travail, à ne pas penser au travail en dehors des heures de travail ou durant leurs vacances. C’est ce qu’on appelle l’« irritation cognitive » (7). Le risque de surmenage est important. Or, la prévention du surmenage incombe à l’employeur en vertu de la Loi sur le travail (LTr, art 6, al. 2). Le télétravail, quand il est possible, a quelques effets positifs mais aussi beaucoup d’effets négatifs. C’est pourquoi il faut renforcer cette protection en complétant les textes légaux actuels pour régler le télétravail.
Besoin de cadres et de règles
Pour les travailleuses.eurs, le télétravail conduit à un manque de contacts avec des collègues qui peut mener à l’isolement social. Ceci est aussi dommageable aux employé.e.s à terme, et pas seulement en termes de productivité, comme vu plus haut. C’est pourquoi le télétravail doit être limité à un maximum de 50% du cahier de charges. A domicile, l’employeur ne peut pas venir vérifier l’ergonomie de la place de travail, ce qui est pourtant de sa responsabilité au sein de l’entreprise (OLT 3, Art. 2, al. 1) : cela doit changer. Les employé.e.s doivent avoir un droit à la déconnexion durant les heures de repos : à charge des employeurs de déconnecter les employé.e.s trop zélés qui travailleraient au milieu de la nuit ou durant le week-end. Si l’objectif visé est une meilleure conciliation entre travail et famille, alors les télétravailleuses.eurs doivent être autonomes dans l’organisation de leur temps de travail, qui lui doit être dûment enregistré. Il semble évident que le télétravail doit être consenti et non pas imposé.
Le droit du travail doit certes être adapté aux nouvelles formes de travail, mais en conservant l’objectif principal de la préservation de la santé physique et psychique des travailleuses et des travailleurs, qui doit rester de la responsabilité des employeurs. Toute autre tentative de « flexibilisation » et d’affaiblissement des dispositions légales actuelles sont inacceptables.
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Sources
- La Commission tripartite romande est une association de concertation entre le domaine Travail social de la HES-SO et les milieux professionnels. Voir l’article « Le télétravail social, dangers ou opportunités ? » paru dans la revue en ligne REISO.ORG le 19 juillet 2021.
- 2020, Télétravail à domicile, ESPA OFS
- Bonvin J.-M., Cianferoni N. und Kempeneers P. (2019). Évaluation
- Eurostat et Espa, voir OFS (2019) « Presque 7,9 milliards d’heures travaillées en 2018 », communiqué de presse du 23 mai 2019
- WHO/ILO 2021
- Bloom N., Liang J., Roberts J., Ying Z. J, «Does working from home work? Evidence from a Chinese Experiment»
- A. Waltersbacher, M. Maisuradze, H. Schröder, «Arbeitszeit und Arbeitsort – (wie viel?) Flexibilität ist gesund?», 2019