Congé familial – Défendre le féminisme, c’est défendre l’égalité
Peut-on se réclamer de la cause féministe et négliger l’égalité entre femmes et hommes ? Peut-on refuser un congé familial égalitaire entre parents au nom des droits de femmes ? A ces deux questions, Travail.Suisse répond par la négative. L’égalité en droit et dans les faits est un objectif supérieur pour lequel le mouvement féministe se bat depuis sa création. Pour le bien des femmes, il est nécessaire de se battre en faveur de l’égalité et de combattre l’inégalité qui se crée au sein des familles avec l’arrivée des enfants.
De la lutte des suffragettes pour la reconnaissance des droits civiques au XIXème siècle aux hashtags (#metoo) des nouveaux moyens de communication numériques du troisième millénaire, l’histoire du mouvement féministe peut se décrire par « vagues », chacune étant marquée par un contexte socio-culturel particulier. On doit dès lors parler des féminismes au pluriel et pas seulement du féminisme comme mouvement unique. Toutefois, une constante traverse le temps, c’est l’objectif supérieur d’obtenir une égalité des droits dans la loi, mais aussi d’atteindre une égalité dans les faits entre toutes et tous, quel que soit le sexe et le genre. C’est aussi l’objectif de l’article 8 alinéa 3 de la Constitution fédérale et de la loi sur l’égalité entre femmes et hommes.
Malgré tous les progrès atteints ces dernières années, force est de constater qu’en matière de congés de naissance, l’inégalité en droit est encore de mise. Celle-ci a des conséquences négatives à moyen et à long terme dont souffrent les femmes en grande majorité. Vouloir éliminer cette inégalité en droit, et par conséquent dans les faits, c’est un combat typique du féminisme d’hier mais aussi d’aujourd’hui.
L’inégalité entre parents expliquée par le contexte historique
C’est avec une perspective historique que l’on comprend pour quelle raison en 2024, les congés liés à la naissance sont inégaux entre les deux parents (14 semaines pour la mère, 2 semaines pour le second parent). Grâce à l’engagement politique des femmes et des hommes féministes, les mères bénéficient depuis 2005 d’un congé de maternité payé. Il est vrai que les travailleuses contribuaient – comme les travailleurs – aux allocations pour perte de gains, et qu’elles n’en retiraient rien alors qu’elles avaient l’interdiction de travailler durant les huit semaines suivant l’accouchement. En 2005, l’introduction du congé maternité rémunéré, et celle du congé paternité en 2021, sont certainement des avancées majeures, bien que tardives, en faveur des femmes, des parents et de leurs enfants., Pour Travail.Suisse, il est donc essentiel que toute adaptation dans le domaine des congés de naissance n'entraîne aucune détérioration des droits existants.
La durée des congés de naissance au niveau fédéral est très courte, trop courte. Retourner travailler après 3 mois et demi est si difficile que la majorité des nouvelles mères prolongent leur congé à leurs frais. Elles le font d’autant plus que les places de crèche pour les bébés sont rares, que les autorités de santé, leur·e médecin ou leur sage-femme les enjoignent d’allaiter leur enfant durant 6 mois au minimum… et qu’elles peuvent se le permettre financièrement et professionnellement. Le constat est simple : les 14 semaines de congé maternité sont le résultat d’un compromis politique obtenu de haute lutte auprès de la droite du Parlement. Cette durée ne répond pas aux besoins des mères, des enfants et des familles et encore moins au besoin supérieur d’égalité. Il en va de même pour le congé de naissance du deuxième parent : 10 jours sont insuffisants au regard des enjeux. Cette durée est elle aussi le résultat d’un compromis politique qui a permis l’introduction rapide du congé paternité.
Un congé familial égalitaire, une révolution copernicienne
A fin novembre 2024, une large alliance d’organisations et de partis politiques – dont Travail.Suisse – a annoncé le lancement au printemps 2025 d’une initiative populaire pour introduire en Suisse un congé familial égalitaire de 2 fois 18 semaines, soit 36 semaines au total. En d’autres termes, l’initiative prévoit que les deux parents d’un nouveau-né s’en occupent exclusivement durant neuf mois grâce à un congé payé, l’un après l’autre, durant une période égale de 18 semaines chacun. Par rapport à la réglementation actuelle, les deux parents sont gagnants : les mères gagnent 4 semaines, les seconds parents nettement plus.
La proposition se heurte à de la résistance, notamment de quelques cercles féministes, et c’est compréhensible si on considère le temps (près de 60 ans) qu’il a fallu lutter pour obtenir le congé maternité : il s’agit d’une révolution copernicienne pour la Suisse. L’initiative postule que la parentalité est l’affaire de deux parents, et pas exclusivement celle des mères. Surtout, elle garantit explicitement que la durée du futur congé familial réservée à chaque parent ne pourra pas être inférieure à la durée du congé de naissance actuel.
Enfin, le texte de l’initiative prévoit que les bas salaires pourront recevoir des allocations de congé familial jusqu’à 100% du salaire. Aujourd’hui, les congés de naissance et d’adoption ne sont payés qu’à 80% du salaire. Cet élément, avec la garantie de ne pas toucher au congé maternité actuel, a convaincu Travail.Suisse et ses fédérations de participer pleinement au lancement de l’initiative, qui aura lieu en printemps. La situation actuelle est peu sociale pour les revenus les plus bas, et elle est inégale, on l’a vu. Cela a de graves conséquences pour les femmes elles-mêmes car elles représentent, à leur corps défendant, un risque particulier pour les employeurs. Nombreuses sont les nouvelles mères à être licenciées après leur congé maternité, leur employeur anticipant le risque d’une absence en cas de nouvelle grossesse, sans compter celles qui ne sont pas embauchées ou qui ne sont pas prises en compte lors de promotions.
Dépasser l’illusion des « nouveaux pères »
En matière de répartition des tâches, il est vrai que les trente dernières années ont vu l’apparition de pères « modernes » : ils effectuent bien plus de tâches familiales que leurs propres pères, ils langent leurs enfants, les nourrissent, les consolent, les amènent à la crèche ou à l’école, etc. Le travail à temps partiel a beaucoup progressé chez les hommes, bien que cela reste très minoritaire par rapport aux mères professionnellement actives. On parle même de l’émergence de « nouveaux pères ». Mais c’est une illusion, comme en témoignent deux ouvrages récents (1). La charge mentale en matière d’éducation des enfants continue de reposer sur les mères. Pour preuve, 83% des rendez-vous médicaux pour des enfants sont pris par des femmes. Le burn-out parental touche majoritairement encore et toujours les mères. En cause, le monde du travail qui n’accepte pas qu’un père ne soit pas impliqué sans compter mais aussi la culture ambiante, qui envisage encore la masculinité que comme synonyme de performance. En cause enfin, des congés parentaux inégalitaires.
Maintenir des congés parentaux inégaux est un autogoal pour le mouvement féministe
Défendre les droits acquis des femmes est légitime et nécessaire. Travail.Suisse s’oppose à toute réduction ou « flexibilisation » du congé maternité actuel. En revanche, vouloir maintenir des congés inégalitaires entre les parents, par exemple avec un congé de maternité plus long, sans rallonger le congé pour le second parent dans la même mesure, c’est renforcer la répartition genrée des rôles. C’est un autogoal pour le mouvement féministe. En permettant aux femmes de rester éloignées de toute activité professionnelle durant une année complète ou plus, on approuve implicitement le fait que les femmes restent à quai tandis que leur compagnon ou leur compagne poursuit une carrière sans interruption et sans conséquences négatives. En 2010 dans son ouvrage « Le Conflit : La Femme et la Mère », Elisabeth Badinter, philosophe et féministe française, avait déjà reconnu comment les intérêts perçus des mères peuvent parfois freiner les avancées féministes globales : « Lorsqu’on érige la maternité en mission sacrée, on risque de réduire la femme à son rôle de mère, aux dépens de son autonomie et de son égalité avec les hommes. ».
Peut-on suspecter une tendance au « maternal gatekeeping » dans cette opposition au projet de congé familial égalitaire ? Revendiquer la prolongation du seul congé maternité, c’est aussi permettre aux femmes de conserver leur « monopole » dans la sphère familiale. Or, c’est un fait : les habitudes des parents en matière de soins et de prise en charge des enfants se prennent dès leur naissance. On ne peut pas refuser une plus juste répartition des tâches entre les deux parents au nom d’un féminisme où ne sont entendus que les besoins supposés des femmes. Les pères et les seconds parents doivent acquérir leurs propres compétences de « care » et pour cela, ils et elles ont besoin d’un temps exclusif, seul·e·s à la barre, pour pouvoir le faire. Les enfants, eux, ont besoin de leurs deux parents. On ne peut pas défendre les droits des femmes et se réclamer du féminisme sans se soucier d’égalité dans tous les domaines, professionnel et familial. C’est ce que propose le congé familial égalitaire.
Sources
(1) Kevin Hiridjee, « Qu’est-ce qu’un père, regards sur les paternités d’hier et d’aujourd’hui (Éd. Fayard) » ; Guillaume Daudin et Stéphane Jourdain, « L’Arnaque des nouveaux pères » (Éd. Glénat).