L’assistance doit être mieux récompensée dans l’AVS
Les bonifications dans l’AVS des années passées à éduquer ses enfants ou à prendre soin de ses proches au détriment d’une activité professionnelle lucrative permettent d’améliorer le niveau de la rente des personnes parvenues à la retraite. Souvent présentées comme une reconnaissance du travail « de care » gratuit réalisé, ces bonifications nécessitent d’être repensées et revalorisées, surtout celles qui récompensent l’assistance à des proches.
Lorsque l’on parle du travail « de care » réalisé par les centaines de milliers de parents et de proches aidants, il est surtout question de travail bénévole, réalisé dans le cadre d’une relation familiale et émotionnelle forte entre les personnes soutenues et celles qui les aident régulièrement. Ce travail précieux et indispensable dans notre société, qui se chiffre en centaines de milliards de francs chaque année (1), est indirectement reconnu via les bonifications dans l’AVS. Une bonification correspond à une année pour laquelle l’Etat ajoute un revenu minimal de 43 020 francs (2) à la somme des revenus de l’activité lucrative d’une personne tout au long de sa vie, revenus qui sont formateurs de sa rente. Une bonification peut être accordée pour les tâches éducatives (BTE) ou pour les tâches d’assistance (BTA). Son montant est le même pour les deux types. Les unes est les autres ne sont pas cumulables, même si une personne prend en charge dans le même temps enfants et proches, comme le font les femmes de la génération dite « sandwich » (3).
La grande différence entre les deux est la nature automatique de leur obtention : alors que les bonifications pour tâches éducatives (BTE) sont ajoutées automatiquement au compte AVS de chacun des parents mariés (par moitié) dès qu’ils ont des enfants, jusqu’au 16ème anniversaire du dernier d’entre eux, les bonifications pour tâches d’assistance (BTA) doivent être demandées par écrit et justifiées chaque année par les proches aidants. Pour cela, ils et elles doivent remplir plusieurs critères :
- Les parents aidés doivent vivre à proximité (moins de 30 km ou à moins d’une heure de trajet) durant au moins 180 jours par année ;
- S’il s’agit du partenaire de vie, il est nécessaire d’avoir fait ménage comme avec lui ou elle durant 5 ans au moins ;
- Enfin, la personne assistée doit recevoir une allocation pour impotence de l’AVS, de l’AI, de l’assurance accident ou de l’assurance militaire.
Le premier critère ne correspond plus au mode de vie actuel et doit être assoupli, tout comme le cercle des bénéficiaires. Être rentier ou rentière tout en assistant un proche ne donne droit à rien de plus en matière de rente. Et tant pis pour les retardataires - les BTA sont prescrites après 5 ans – ou si une personne en assiste plusieurs autres (p ex son conjoint et ses parents) – elle ne pourra prétendre qu’à une seule bonification.
En juin 2021, la Session des femmes a adressé une pétition (4) au Parlement pour demander d’abaisser les conditions d’octroi de ces crédits d’éducation et de soins et aussi d’augmenter le montant crédité. Travail.Suisse a pu être auditionnée lors des travaux préparatoires de la Session des femmes et l’organisation faîtière indépendante a soutenu cette pétition. Le texte a été repris ensuite par la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil des Etats : le 8 juin 2022, un postulat en ce sens est adopté en plenum (5). Travail.Suisse soutient aussi ce postulat, qui parle d’élargir le cercle des personnes éligibles (les grands-parents par exemple). Le texte mentionne aussi l’examen d’une approche cumulative ou alternative.
Lorsqu’il est question de reconnaissance du travail des proches aidants, et notamment de prévoir au niveau fédéral une allocation particulière, même symbolique, les opposants brandissent toujours le système des bonifications dans l’AVS. Cette opposition n’est pas défendable si on regarde de près comment se calcule la rente avec des bonifications au moment de la retraite.
Une reconnaissance du travail « de care » au rabais
A première vue, il est courant (et faux) de penser que chaque année de bonification ajoute la somme de 43 020 francs aux revenus accumulés. C’est un raccourci trop souvent utilisé et donne la fausse impression que les bonifications améliorent beaucoup la rente. En réalité, le calcul de la future rente AVS se compose de plusieurs étapes :
- Tout d’abord, tous les revenus de la personne sont additionnés et divisés par le nombre d’années de cotisations. Ce premier calcul permet de déterminer le « revenu annuel déterminant moyen » (ou RAM).
- Sans bonifications, c’est ce RAM qui va déterminer le niveau de la rente. Le tableau « Echelle 44 » (6) établit un classement des revenus en 51 catégories, du minimum à 14 340 francs au maximum de 86 040 francs (7) . Pour obtenir une rente complète (de 2390 francs en 2022), il faut deux conditions cumulatives :
- avoir cotisé durant 43 ans pour une femme, et 44 ans pour un homme (8). Chaque année de cotisations manquantes va diminuer la rente de quelques pourcents (9).
- avoir obtenu un RAM de 86 040 francs. Cela prétérite toutes les personnes qui ont travaillé à temps partiel, en majorité des femmes.
- Si des bonifications sont accordées, la somme de ces revenus fictifs est d’abord calculée, puis elle est divisée par la durée complète de cotisations. Un exemple : si une personne aide son conjoint durant 10 ans, la somme totale des BTA est d’abord divisée par le nombre d’années de cotisations (10x43 020 = 430 020 / 43 = 10 000 francs). Les années de bonification accordées ne changent rien au nombre d’années effectivement cotisées.
- C’est le résultat de ce calcul qui est additionné au RAM, qui ensuite détermine le niveau de la rente.
Dans ce système, on notera les points suivants :
- Une seule année de bonification ne permet pas toujours de changer de classe de revenu : elle n’octroie qu’un supplément de 977 francs (ou 1000,46 pour une femme) qui s’additionne au RAM (43 020 / 44 ou 43). Or pour passer d’une classe de revenu RAM à la suivante, le seuil nécessaire est de 1434 francs si on se situe au minimum de la classe de revenu.
- Le surplus de rente mensuelle que l’on obtient en passant d’une classe de revenus à une classe supérieure n’est que de 31 francs pour les bas revenus, et de 19 ou 20 francs pour les revenus plus élevés (dès un RAM de 44 454 francs).
- Dès que le revenu maximum est atteint (soit 86 040 francs de RAM), les bonifications ne modifient plus le niveau de la rente. Les hauts revenus ne retirent plus aucun bénéfice de s’occuper de leurs proches.
Un exemple est plus parlant qu’un tableau. Madame Bolomey bénéficie de dix BTA pour avoir assisté son mari gravement malade jusqu’à son décès (10 x 43 020.-). Pour pouvoir le faire, elle a dû renoncer à son travail à temps partiel. Le cumul de ses revenus, divisé par les années de cotisation, donne un RAM de 30 114 francs, ce qui correspond à une rente de 1537 francs par mois. Ce RAM sera augmenté de ces 10 années de bonifications, dont la somme est aussi divisée par le nombre total des cotisations (10 x 43 020.-= 430 020 / 43 = 10 000 francs) : le RAM de Mme Bolomey affiche maintenant 40 114 francs, soit 6 classes de revenus en plus. La rente AVS de cette femme sera alors de 1723 francs, soit 186.- de plus par mois (ou 2 232 francs par année).
En résumé, travailler jour et nuit durant dix ans pour venir en aide à son conjoint impotent, lui permettre de rester vivre à domicile et ne pas être placé dans une institution, devoir renoncer à son travail et ne plus cotiser à sa caisse de retraite, tout cela est certes reconnu, mais de manière plus symbolique qu’autre chose. C’est, osons le dire, une reconnaissance au rabais.
L’assistance mérite une véritable revalorisation
Les BTE et les BTA donnent droit au même crédit annuel. Or, il est nécessaire de différencier ces deux types de bonification. En effet, la situation des parents qui éduquent leurs propres enfants est différente de la situation de personnes frappées par le sort (accident, maladie, invalidité) ou de celle des proches qui s’occupent de parents âgés, à qui ils évitent d’être hébergés dans des institutions coûteuses pour la collectivité.
Le montant fictif accordé pour les tâches éducatives ne devrait pas être le même que celui prévu pour les tâches d’assistance. Le travail de care doit être revalorisé, y compris celui des parents, et c’est ce que demande la pétition de la Session des femmes. Mais Travail.Suisse estime que l’assistance doit obtenir une meilleure revalorisation. De même, la réflexion du Parlement doit inclure les femmes de la « génération sandwich », qui devraient pouvoir cumuler les bonifications pour tâches éducatives et celles d’assistance, ainsi que les seniors, très nombreux à fournir une assistance indispensable à leurs proches. C’est à ces conditions que les besoins de notre société vieillissante pourront continuer d’être comblés grâce à l’engagement des proches.
C’est dans ces directions que doit s’orienter le travail du Parlement et Travail.Suisse va s’employer à l’influencer dans ce sens.
Sources:
- Selon le compte satellite de la production des ménages de l’OFS, la valeur du travail non rémunéré se monte à 408 milliards de francs pour un total de 9,2 milliards d’heures de travail. C’est plus que le nombre d’heures du travail rémunéré.
- La bonification correspond au triple de la rente minimale annuelle au moment où le droit à la rente prend naissance. En 2022, elle se monte à 43 020 francs.
- Les femmes de la génération « sandwich » sont celles qui s’occupent d’enfants mineurs (<16 ans) et ainsi que de proches nécessitant une aide et une assistance au sein de la famille (conjoint, partenaire, enfants, parents, frères et sœurs, grands-parents, arrière-grands-parents, petits-enfants, beaux-parents, beaux-enfants). Il s’agit le plus souvent de femmes âgées grosso modo entre 45 et 65 ans, qui ont eu des enfants tardivement ou qui se sont mariées avec un partenaire qui avait des enfants en bas âge, et qui s’occupent aussi d’un partenaire malade ou souffrant de handicap ou d’un parent dépendant d’aide et de soutien.
- Pétition « Travail de soins. Amélioration des crédits pour l'éducation et la prise en charge des enfants » adoptée le 30 octobre 2021 presque à l’unanimité (222 oui, 1 absention). La pétition a reçu le numéro 21.4042 au Parlement.
- Postulat 22.3370. « Travail de soins. Revaloriser les bonifications pour tâches éducatives et pour tâches d'assistance »
- Voir le memento 3.01: « Prestations de l’AVS : Rentes de vieillesse et allocations pour impotent de l’AVS » du 1er juillet 2022.
- C’est ce plafonnement qui rend l’assurance vieillesse « solidaire et sociale » : les hauts revenus ne perçoivent pas plus que la rente maximale obtenue avec le revenu le plus élevé de l’échelle.
- En raison de l’acceptation par le peuple de la votation AVS21 le 25 septembre 2022, la parité de l’âge ordinaire de la retraite entre femmes et hommes va être atteinte graduellement (65 ans, 44 ans de cotisations).
- Une année de cotisation manquante entraîne en principe une réduction de la rente d’au moins 1/44.