La polémique artificielle créée par les milieux de droite immobilistes sur les méthodes d’analyse statistique peut être classée. Les écrans de fumée entretenus par les mêmes milieux, comme celui qui avance que la « nature » des femmes est à l’origine de leur discrimination, s’évaporent. Les méthodes d’analyse utilisées par les services de la Confédération sont désormais inattaquables : le Conseil fédéral a fait évaluer les méthodes utilisées pour mesurer la discrimination salariale.
Les résultats sont sans appel. Au niveau macro-économique, les chiffres sur la discrimination salariale fournis par la statistique nationale sont fiables. Au niveau de l’entreprise aussi, les critères et la méthode sont adéquats et à conserver. Au final, seule la transparence assurée par un contrôle périodique et obligatoire au sein de l’entreprise a une chance de traiter le problème de la discrimination à la racine.
Le postulat déposé par le conseiller national zürichois Noser, qui demandait un examen approfondi des analyses de la discrimination salariale, relayait une critique systématiquement émise par les milieux conservateurs de droite qui s’opposent à toute mesure étatique portant sur les salaires dans les entreprises. En effet, en créant une polémique sur les méthodes d’analyse, on évite d’adopter les mesures pour remédier à ce scandale. Il faut le rappeler sans cesse : les femmes sont discriminées au plan salarial, ceci dès l’embauche après la fin de leur formation professionnelle, ce qui leur coûte chaque année 7,7 milliards de francs en moyenne. Cette réalité existe malgré un principe de non-discrimination inscrit dans la Constitution depuis trente-cinq ans et dans la loi depuis vingt ans. En cause, une loi sur l’égalité inefficace, actuellement en révision.
Ainsi, on a vu fleurir plusieurs « études » financés par les milieux de la droite ultra libérale. Celle d’Avenir Suisse 1 , dernier avatar de la série, n’a pour but que d’entretenir un débat stérile sur la manière de recenser la discrimination salariale. Au lieu d’utiliser leur énergie à trouver des moyens adéquats de combattre cet état de fait anticonstitutionnel et illégal, ces milieux préfèrent créer un écran de fumée. Mais le rapport du Conseil fédéral du 18 novembre dernier est clair : les méthodes d’analyse utilisées par les services de la Confédération sont inattaquables.
• Au niveau macro-économique, tant la méthode statistique que les facteurs retenus correspondent aux connaissances scientifiques actuelles. Les analyses reposant sur les chiffres fournis par les entreprises dans le cadre de l’Enquête suisse sur la structure des salaires ESS sont fiables.
• Au niveau de l’entreprise, la méthode proposée par le Bureau fédéral pour l’égalité entre femmes et hommes avec le logiciel libre d’accès Logib (fonctionnant avec Excel) est une bonne méthode. Les facteurs retenus sont appropriés et il convient de les conserver.
Il est souvent reproché à Logib de ne pas retenir d’autres facteurs individuels, comme l’expérience professionnelle effective, la formation continue, les connaissances linguistiques ou l’expérience en matière de direction. L’analyse qu’en ont fait l’Université de Saint-Gall et le Bureau Infras, à la base du rapport du Conseil fédéral, le dit clairement : les autres facteurs « ne présentent pas les qualités requises pour être inclus dans le modèle. Ils recèlent un potentiel discriminatoire et/ou la charge de travail induite par la collecte des données serait trop lourde pour les entreprises. ». Seuls les facteurs horaires de travail et pénibilité physique ou psychique peuvent au contraire être appliqués de manière neutre quant au sexe. L’administration va s’employer à étudier leur pouvoir explicatif, ainsi que la faisabilité de leur recensement.
Charge administrative : deux poids, deux mesures ?
On ne peut que s’étonner de cette volonté de vouloir ajouter des critères supplémentaires à l’analyse des salaires au sein de l’entreprise. Voilà deux poids, deux mesures : la surcharge administrative dont se plaignent régulièrement les milieux ultra-libéraux de l’économie n’est plus un problème quand il s’agit du recensement de l’inégalité salariale. Alors qu’une motion UDC veut soustraire les entreprises de moins de 50 employés de l’obligation de participer à tout relevé statistique 2 , au risque de rendre lacunaire la statistique fédérale en la privant de 98% de son échantillon, on réclame dans le même temps que les entreprises consacrent plus de temps à relever des critères inutiles parce que souvent discriminatoires en eux-mêmes.
La polémique sur les méthodes d’analyse statistique – artificiellement créée – est désormais close. Fort bien. Est-ce que l’on peut passer à autre chose ? Pas si vite ! Depuis quelques mois, on peut lire des arguments fondés sur la biologie et la génétique qui expliqueraient que la discrimination salariale envers les femmes serait un fait « naturel ».
La « nature », un critère explicatif de dernier recours
Avec ce titre « Mehr Lohn dank Männergehirn » 3 , la NZZ sous-entendait le 30 octobre dernier qu’il existerait un type de cerveau particulier que l’on retrouve chez les managers qui explique pourquoi les femmes gagnent moins que leurs collègues masculins, au même poste, et il faut le supposer, « toutes choses étant égales par ailleurs ». Au printemps, l’étude mandatée par l’Union patronale 4 auprès d’un bureau de conseil privé et de l’Université de Berne expliquait que la situation d’inégalité salariale persistante entre femmes et hommes est le « modèle comportemental » particulier qui serait propre à chaque sexe. Les hommes seraient plus enclins à prendre des risques, n’évitent pas le conflit au travail et formulent des prétentions salariales plus élevées que leurs collègues femmes. Ce comportement serait dans leur « nature ». Et il se trouve que les entreprises valorisent ce type de « nature ».
Le message sous-jacent est d’une simplicité déconcertante : la discrimination salariale serait justifiée par des faits biologiques. Combattre la discrimination serait vain car elle est la conséquence incontournable d’une « nature » spécifique à la femme et à l’homme. Le problème est que ce genre d’argumentation clos d’emblée toute discussion et surtout, barre la route à la recherche de solutions acceptables par tous pour combattre la discrimination salariale dont les femmes souffrent en majorité. C’est, à nouveau, un écran de fumée.
Plasticité neuronale et apprentissage permanent
L’article de la NZZ se base sur une étude menée en Angleterre par le Dr. Nick Drydakis, un économiste de l’Université Anglia Ruskin, critiquable sur plusieurs points 5 . Pour l’essentiel, cette étude reprend une partie de la « théorie de l’esprit » développée par le psychologue Simon Baron-Cohen dans le cadre de ses recherches sur… les enfants atteints d’autisme et du syndrome d’Asperger. Cette théorie prétend que le type de cerveau (S pour analytique, plutôt masculin, et E pour empathique, plutôt féminin) est uniquement causé par le niveau de testostérone fœtale. La thèse de l’économiste Drydakis ajoute un déterminisme génétique invérifiable. Les environnements familial, culturel ou de l’entreprise sont tout simplement ignorés et ne joueraient aucun rôle.
Le fait de trier et de faire entrer les personnes dans des catégories est un acte définitif valable à un moment donné. Or, la recherche en neurologie a prouvé depuis longtemps que le cerveau est malléable. La plasticité neuronale permet au cerveau de se modifier lors de l’apprentissage et pas seulement lors de la neurogenèse embryonnaire. Au cours de la vie, selon les expériences vécues, le type d’activité, selon l’évolution de l’environnement ou du type d’alimentation, le cerveau apprend sans cesse et se modifie. Le rôle la génétique pèse peu rapport aux influences de l’environnement. Par voie de conséquence, si le cerveau évolue, le comportement évolue aussi sans cesse.
« Corrélation » ne veut pas dire « explication »
Drydakis a surtout fait une erreur de débutant, et pourtant très courante. En tronquant la théorie de l’esprit d’origine (en laissant de côté les cerveaux de type « B » équilibrés), il a trouvé une corrélation entre les personnes au type de cerveau analytique (S) et une rémunération élevée. Hommes et femmes sont concernés, même si la majorité des cerveaux S se retrouve, dans son échantillon, chez les hommes. Là où la corrélation n’explique rien est que les femmes qui affichent un cerveau de type S gagnent certes plus que leurs collègues femmes (qui ont majoritairement au cerveau de type E « empathique »), mais quand même moins que leurs collègues masculins aussi chanceux qu’elles en matière de cervelle. L’auteur de l’article de la NZZ avance un différenciel de 4% qui ne trouve aucune explication.
Or, trouver un lien de corrélation statistique ne signifie pas qu’il soit la cause du phénomène observé. A ce petit jeu, on a bien trouvé une corrélation entre la consommation de chocolat d’un pays et… le nombre de tueurs en série du même pays 6 .
Modèles comportementaux questionnables
Qu’en est-il des modèles comportementaux que l’étude mandatée par l’Union patronale 7 montre du doigt pour expliquer la discrimination salariale ? Le docteur en droit Susy Stauber-Moser, présidente de l’autorité de conciliation selon la loi sur l’égalité de Zürich, est claire à ce sujet : si un collaborateur reçoit à l’embauche un salaire plus élevé en raison de sa valeur supérieure sur le marché (et parce que l’entreprise souhaite absolument le recruter), la différence salariale d’avec une collègue femme présentant les mêmes qualifications ne peut être valable qu’un temps. Elle doit être compensée en l’espace d’une année 8 si l’on veut respecter l’esprit de la Loi sur l’égalité.
Cela relativise la possible influence d’un modèle comportemental masculin et le fait qu’un homme saurait mieux se vendre qu’une femme. Passer outre revint à faire porter aux seules femmes la responsabilité de leur plus faible rémunération. Par la suite, des critères objectifs et mesurables doivent pouvoir expliquer en tout temps des salaires différents entre personnes.
Se pose aussi la question de la pertinence d’une échelle de rémunération qui privilégie plus certaines compétences (le goût du risque) que d’autres (la capacité à gérer des conflits). Si l’échelle est établie par un groupe homogène, il y a fort à parier que le système privilégie les personnes qui présentent les mêmes compétences valorisées. C’est un système qui s’auto-reproduit.
Des contrôles périodiques nécessaires dans une réalité changeante
Si les choses, comme les personnes, évoluent sans cesse, des critères qui expliquent de manière objective une différence salariale à un moment donné ne peuvent pas éternellement la justifier. Il en va ainsi avec l’expérience professionnelle, un critère qui perd de son pouvoir explicatif au fil du temps. Au niveau de l’entreprise, seule une vérification régulière des salaires selon une méthode reconnue tant au niveau national qu’au niveau international – l’analyse de régression basée sur la corrélation entre différentes variables – permet de combattre la discrimination salariale, car une seule constante est vraie: les tâches, les postes et l’environnement changent en permanence.
Le projet de révision de la LEG mis en consultation par le Conseil fédéral jusqu’au 3 mars prochain est certainement largement insuffisant. Il ne comporte aucune mention de mesures correctrices, aucun mot sur des sanctions possibles. Mais ce projet a tout de même un mérite : en obligeant l’entreprise de plus de 50 employés à analyser ses salaires, il lui permet une prise de conscience et génère de la transparence. Pour Travail.Suisse, c’est un bon début. Le nouveau Parlement préférera-t-il de nouveau noyer le débat en parlant d’autre chose, balayer ce projet très timide en le qualifiant de manière injustifiée et fausse de « police des salaires » ou bien, enfin, s’attaquer au scandale de la violation régulière, souvent inconsciente, du principe constitutionnel de l’égalité entre femmes et hommes ? L’avenir nous le dira.
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p(footnote). 1 Marco Salvi, « Parité salariale. Le marché du travail n’est pas défaillant », Avenir Suisse 2015 http://www.avenir-suisse.ch/wp-content/uploads/2015/11/Parite-salariale…
2 Motion 15.3433 Giezendanner « Libérer les entreprises de la charge statistique »
3 Hansueli Schöchli, „Mehr Lohn dank Managergehirn“, NZZ 30 Oktober 2015 http://www.nzz.ch/wirtschaft/mehr-lohn-dank-maennergehirn-1.18638314
4 B,S,S. Volkswirtschaftliche Beratung AG, « Lohnunterschiede zwischen Frauen und Männern in der Schweiz. Methodische Grundlagen, Literaturanalyse und Evaluation von bestehenden Studien“ http://www.arbeitgeber.ch/wp-content/uploads/2015/07/20150622_Studie-Lo…
5IZA Institute for the study of Labor and Nick Drydakis, „Brain types and Wages“, Anglia Rukin University, Discussion Paper No 9426, October 2015 http://ftp.iza.org/dp9426.pdf
6 Voir l’étude de James R. Winters et Seán G. Roberts de l’Unviersité d’Edinburgh, en réponse à l’étude du Dr. Franz Messerli qui a trouvé une corrélation la consommation de chocolat par un pays et le nombre de prix Nobel que ledit pays décrochait. http://replicatedtypo.com/wp-content/uploads/2012/11/ChocolateSerialKil…
7 B,S,S. Volkswirtschaftliche Beratung AG, « Lohnunterschiede zwischen Frauen und Männern in der Schweiz. Methodische Grundlagen, Literaturanalyse und Evaluation von bestehenden Studien“ http://www.arbeitgeber.ch/wp-content/uploads/2015/07/20150622_Studie-Lo…
8 Interview du Dr. Susy Stauber-Moser dans l’édition du 15 janvier 2013 du Tages Anzeiger http://www.tagesanzeiger.ch/leben/rat-und-tipps/Was-Frau-ueber-Lohnglei…