Dans le cadre de l’étude annuelle sur les salaires des managers, Travail.Suisse, l’organisation faîtière indépendante des travailleurs et travailleuses, se penche aussi minutieusement sur la composition de la rémunération des managers. En y regardant de plus près, ce n’est pas seulement le niveau de la rémunération qui est extrêmement discutable mais aussi le mauvais rapport existant entre les parties fixe et variable du salaire qui provoque l’incompréhension.
Pay for performance
Les rémunérations des membres de la direction de 241 sociétés anonymes cotées à la bourse suisse examinées dans le cadre de l’étude annuelle sur les salaires des managers de Travail.Suisse se divisent en une partie fixe et une partie variable. Pendant que la part fixe du salaire est indépendante de la prestation fournie, la part variable devrait par contre en tenir compte. La part variable du salaire dépend du degré de réussite d’objectifs convenus au préalable. Il s’agit de rémunérer en plus de bonnes prestations pendant que les mauvaises prestations ne donnent pas droit, ou dans une bien moindre mesure, à une rémunération. On parle dans le jargon professionnel à ce sujet de pay for performance.
Dans les sociétés anonymes cotées en bourse, la part variable a encore une autre fonction importante : elle doit harmoniser les intérêts individuels des membres de la direction de l’entreprise avec ceux des actionnaires. C’est important car on opère une séparation entre les propriétaires (les actionnaires) et le contrôle (la direction) dans de telles entreprises – comme c’est le cas des 24 entreprises étudiées par Travail.Suisse.
La théorie du principal et de l’agent
Le rapport de la relation entre le principal et l’agent s’explique de façon un peu abstraite ainsi : les actionnaires font office de principal (donneur d’ordre) et les managers d’agents (exécution). Dans ce contexte, on peut considérer le conseil d’administration comme la prolongation du bras des actionnaires dont le but est aussi de garantir la réussite à long terme de l’entreprise. Les actionnaires (en tant que propriétaires de l’entreprise) chargent la direction d’agir dans le sens voulu par le conseil d’administration et de ne pas poursuivre ses propres intérêts qui pourraient avoir des effets négatifs pour l’ensemble de l’entreprise. Cela est d’autant plus important que la direction de l’entreprise dispose d’informations préalables par rapport aux actionnaires du fait de leur plus fort engagement au sein même de l’entreprise. Pour empêcher que la direction exploite cette asymétrie de l’information, on essaie par le biais de contrats ayant des composantes salariales variables d’harmoniser l’intérêt individuel des membres de la direction avec ceux des actionnaires par des incitations financières. C’est ainsi que les buts, qui déterminent par leur degré de réalisation la composante de la part variable de la rémunération, sont fixés en fonction de la durabilité du succès de l’entreprise et des intérêts des actionnaires. A cet égard, chaque entreprise détermine de façon différente les buts et leur rémunération selon le degré de leur réalisation. Toutefois, une part variable élevée de la rémunération de la direction doit signifier un plus haut degré de réalisation des buts et donc d’un développement positif pour les actionnaires. Voilà la théorie, mais qu’en est-il de la pratique ?
Un problème de légitimation dans la pratique
Une évaluation qualitative du système de rémunération ne peut pas être faite ici mais il paraît judicieux d’examiner plus en détail la chaîne de causalité de la rémunération variable. Comment l’entreprise peut-elle réellement mesurer la prestation individuelle du management ? C’est notamment cette question qui a fait l’objet d’une étude du l’entreprise de consulting FehrAdvice2 publiée en 2017 et à laquelle a participé l’influent économiste Ernst Fehr de l’Université de Zurich. L’analyse d’environ 63 des plus grandes sociétés par actions de Suisse, d’Autriche et d’Allemagne parvient à des résultats décevants : on n’a pas trouvé de relation systématique entre la rémunération du management et la prestation des managers. On en conclut que jusqu’ici dans beaucoup d’entreprises les contrats de pay for performance n’ont pas réussi à harmoniser suffisamment les intérêts des actionnaires et des managers. Cela soulève de gros problèmes si l’on considère le niveau des rémunérations variables dans la rémunération totale des top-managers.
Dans 24 des sociétés cotées à la bourse suisse examinées par Travail.Suisse, la part variable moyenne des CEO pour 2017 était d’environ 55% mais de grandes différences existent entre les branches et les entreprises. Pendant que la part variable du salaire3 en 2017 pour les CEO était de 56% pour les entreprises du secteur industriel4 et seulement de 30.3% pour les entreprises proches de la Confédération5, elle était de 72% pour les grandes banques6 et pour les entreprises pharmaceutiques.7 La palme en la matière revient au géant pharmaceutique Novartis de Bâle avec une part variable du salaire du CEO Joseph Jimenez de 82% !
Au vu des déficits examinés ci-dessus pour mesurer la prestation des managers, il est très difficile de légitimer les pourcentages élevés des parts variables de la rémunération. Il est toutefois certain que l’incitation pour un comportement opportuniste d’un manager augmente si la part variable du salaire va en s’accroissant. Par exemple, le système de rémunération et le manque d’incitations adéquates peuvent influencer le comportement d’investissement du manager de manière à maximiser la part variable de la rémunération au détriment du succès à long terme de l’entreprise.
Le Conseil national va continuer à rester spectateur
La semaine dernière, le Conseil national s’est penché dans le cadre de la révision du droit de la société anonyme sur les mesures pour lutter contre ce mauvais rapport des composantes fixes et variables du salaire. Il a cependant rejeté une proposition qui demandait l’introduction de ce qui est appelé un « Bonus Cap », une limite supérieure pour le rapport entre la part variable et fixe de la rémunération. La part variable du salaire n’aurait pas pu selon la proposition dépasser 20% de la rémunération globale. Une autre proposition qui demandait simplement qu’il y ait une obligation statutaire de fixer une limite supérieure pour le rapport entre les rémunérations fixes et variables a aussi été rejetée.
Les décisions du Conseil national ont montré qu’il n’est pas intéressé à une réglementation et qu’il continue à tolérer de futurs comportements opportunistes des top-managers.
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fn. 1ABB, Ascom, Bâloise, Bobst, Clariant, Credit Suisse, Georg Fischer, Helvetia, Implenia, Lindt & Sprüngli, Lonza, Nestlé, Novartis, Oerlikon, Post, Roche, Ruag, Schindler, Swatch, Swiss Life, Swisscom, UBS, Valora, Zurich.
2 Pay for Performance Report 2017, FehrAdvice
3 Selon les calculs de Travail.Suisse
4ABB, Ascom, Bobst, Georg Fischer, Oerlikon, Schindler, Swatch
5 La Poste, Ruag, Swisscom
6 Crédit Suisse, UBS
7 Lonza, Novartis, Roche